Description
On ne peut évoquer la personnalité de René de Saint-Marceaux sans faire revivre celle de son épouse, Marguerite. Dans son hôtel du 100, boulevard Malesherbes, elle accueillit, des décennies durant, maints artistes de renom. Tout d’abord, les amis de son demi-frère Roger Jourdain, et de son premier mari, Eugène Baugnies, tous deux peintres : les Detaille, Clairin, Mathey, Jadin, J-E Blanche, Aman-Jean et surtout une pléiade de compositeurs dont elle sut deviner le génie bien avant leur consécration. Ce salon d’avant-garde est ainsi entré dans la légende du Paris artistique et mondain du XIXe siècle finissant et l’on ne s’étonnera donc pas de découvrir que Proust lui ait emprunté quelques traits pour peindre le salon Verdurin. Cette brève évocation a le mérite de mettre en valeur le lien qui unissait René de Saint-Marceaux au peintre Georges Clairin, objet de la dédicace de notre sculpture ; dans cette même tradition d’échanges artistiques, citons également un bronze Portrait de Georges-Jules-Victor Clairin par Saint-Marceaux, portant l’inscription « au peintre Clairin son vieil ami St Marceaux 1897 », conservé au musée Carnavalet (Inv. S 1720). Les deux artistes étaient extrêmement liés par leur amitié et leur sensibilité artistique proche du mouvement symboliste, et partageaient tous deux les mêmes goûts pour la littérature, le peintre ayant lui-même été influencé par Salammbô dans son Portrait de Mme Caron dans le rôle de Salammbô (n° 404 du salon des Artistes français de 1893). Le roman carthaginois de Gustave Flaubert (paru en 1862) a fasciné toute la scène artistique de son temps en décrivant la guerre des mercenaires (240-238 av. J.-C) qui voit Carthage anéantir ceux qui l’avaient défendue contre Rome. Il faudra attendre 1875 pour que l’héroïne de Flaubert soit représentée et exposée au Salon. Son nom ne resurgira sur les cimaises qu’en 1880, date du décès de Flaubert, et y apparaîtra dorénavant très régulièrement pendant une vingtaine d’années. Parmi les sculptures les plus célèbres, il faut retenir Salammbô (Salon de 1881) plâtre par Jean Antoine-Marie Idrac (1849-1884), actuellement conservé au musée des Augustins de Toulouse ou bien encore Salammbô chez Mâtho, Je t’aime ! je t’aime, sculpture polychrome (Salon de 1895) par Théodore Rivière (1857-1912) conservée au Musée d’Orsay.
C’est finalement une des toutes premières descriptions de la fille d’Hamilcar du roman qui a retenu l’attention de Saint-Marceaux pour notre plâtre : « Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. » Contrairement à ses contemporains qui ont cédé à l’orientalisme (Clairin, Rochegrosse, Ferrier…), Saint-Marceaux a choisi ici une sobriété dans le portrait et la coiffure en rapport avec son propre style. A. Le Normand-Romain responsable de l’exposition sur le thème La sculpture française au XIXe siècle au Grand Palais en 1986, cite René de Saint-Marceaux comme exemple de l’influence du symbolisme : les masques de Saint-Marceaux essaient de représenter « l’univers intérieur ». C’est en effet la recherche qu’a menée le sculpteur, patiemment et sans tapage : spiritualiser la pierre dure, lourde, et immobile, à l’exemple des imagiers de nos cathédrales gothiques. Rival de Rodin, Saint-Marceaux se révèle le chantre de l’âme. Son œuvre est élégante et persuasive, parfois troublante comme ce visage énigmatique de Salammbô qui se rapproche de ces figures en buste de 1883 Tête de femme ou encore Jean Baugnies (André Beaunier, opus cité-supra, n° 12 et 13). Originaire de Reims, c’est en étudiant plus scrupuleusement les Anciens qu’il a été conduit à cette simplification synthétique. Sa volonté était d’éliminer le superflu pour laisser dominer la qualité expressive de l’ensemble auquel s’ajoute parfois le caractère ethnique Javanaise (1890), Femme arabe (vers 1902), Tête de Noir. L’artiste est en parfaite symbiose avec son oeuvre comme sut remarquablement le souligner Marcel Proust dans une lettre à sa veuve en 1922 : « Monsieur de Saint-Marceaux n’était pas seulement un admirable sculpteur : il était lui-même une vivante statue au modèle incisé profondément … il me faisait penser à un jeune archange de la cathédrale de Reims ». Le sculpteur ne dessinait jamais : il modelait directement la terre puis c’était l’esquisse en plâtre puis la réalisation en bronze, pierre, marbre, terre cuite ou plâtre définitif. Dans le cas de notre sculpture, le plâtre a été réalisé postérieurement au marbre certainement dans le but d’être offert en souvenir à Georges Clairin. Le marbre daté de 1875 nous est connu par un exemplaire apparu sur le marché de l’art parisien en 2014. La composition est identique, exceptée la présence du serpent enroulé sur le haut du socle en bronze faisant ici encore explicitement référence à l’un des chapitres les plus célèbres du roman, le dixième intitulé « Le serpent ». Notre plâtre totalement inédit découvert dans une maison voisine de celle de Georges Clairin, se montre plus sommaire, et par les nombreuses évocations qu’il suscite atteste d’un moment attachant et trop peu connu de l’histoire du goût français aux alentours de 1900.